
Journal d’ateliers
Table ronde 70e Congrès de l’Association des Bibliothécaires de France
Cultiver l’esprit critique au-delà de l’EMI : quelles activités pour l’aiguiser ?
À l’occasion du 70e Congrès de l’Association des Bibliothécaires de France, portant cette année sur le thème de l’esprit critique, Fanny Bourrillon a été invitée à participer le jeudi 12 juin à une table ronde organisée par Christophe Evans, directeur du département des Publics et chef du service Études et recherches à la Bibliothèque Publique d’Information. Étaient convié.e.s également Marie-Pierre Rassat, chargée de l’action culturelle au sein des bibliothèques de Bordeaux, Sabrina Benhamouche, responsable des partenariats dans l’association Citoyenneté jeunesse, et Arno Bertina, écrivain et conseiller littéraire du festival Hors Limites.
Les quatre invité.e.s ont été réuni.e.s pour discuter de la question suivante : « Cultiver l’esprit critique au-delà de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) : quelles activités pour l’aiguiser ? »
Marie-Pierre Rassat a pris la première la parole pour présenter un projet mis en place au sein des bibliothèques de Bordeaux et qui s’intitule « Parlons ». L’objectif de ce projet est de mettre en place, tout au long de l’année, des rencontres entre des écrivains et des écrivaines, et un public participant à ces rencontres. Dans un premier temps, ce sont les bibliothécaires qui se réunissent afin de lire l’ouvrage choisi par arpentage. L’arpentage désigne une méthode de lecture issue de l’éducation populaire. Concrètement, un groupe de personnes est réuni pour lire un livre, et ce dernier est divisé en autant de parties qu’il y a de personnes présentes. Chaque personne lit une partie, et à la fin de la lecture s’opère un temps de restitution, où chacun.e raconte ce qu’iel a compris (ou pas) du passage qu’iel a lu, ce qu’iel a apprécié ou au contraire ce qu’iel n’a pas aimé. Après cette restitution a lieu un débat où le but est de préparer des questions que le groupe pourrait poser à l’auteurice lors de leur rencontre. Enfin, les bibliothécaires cherchent des personnes pour mettre en place un arpentage public, avant la rencontre avec l’auteurice.
L’intérêt de la lecture par arpentage est qu’elle permet de développer son esprit critique. Comme chacun et chacune doit restituer la partie qu’iel a lu, tout le monde est obligé de formuler le plus précisément possible ce qu’iel a compris du passage. Cela ouvre les questionnements et le débat. L’arpentage permet aussi de prendre le temps d’être dans le contenu de ce qu’on lit en particulier, il permet de s’écouter, de se connaître et d’être plus tolérant pour accueillir les ressentis et les idées des autres.
Une fois l’arpentage public terminé, la rencontre avec l’auteurice invité.e a lieu. Lors de cette rencontre est organisé un débat mouvant. Une question clivante est posée, et chaque personne doit se positionner dans la salle : un côté correspond au « oui » tandis que l’autre correspond au « non ». Ensuite, les personnes sont conviées à débattre et à argumenter pour expliquer leur position. Le but du débat mouvant est de pouvoir changer de place si on considère que le parti avec lequel on n’était pas d’accord a réussi à soulever un point qui nous a convaincu. De la même manière que pour l’arpentage, le débat mouvant permet à chacun.e de respecter et d’écouter la parole d’autrui. Il est aussi une manière de développer son esprit critique puisqu’il incite les personnes à argumenter pour justifier leur position.
Sabrina Benhamouche a ensuite présenté le projet « Œuvres en Résidence » organisé par l’association Citoyenneté jeunesse. Le but de ce projet est de créer une exposition avec des collégien.ne.s : un artiste pré-sélectionne des œuvres et les jeunes sont ensuite invité.e.s à concevoir leur exposition. Généralement, ce sont les médiathèques qui accueillent ces expositions. Tout au long de l’année, et accompagné.e.s d’un.e commissaire d’exposition et d’un.e professeur.e, les élèves sont amené.e.s à observer les œuvres choisies à travers des exercices d’écriture. Iels conçoivent ensuite l’exposition par le biais de leurs ressentis, de ce qui les rapprochent lorsqu’iels admirent les œuvres. Ce type de projet permet d’interroger le monde et de s’y situer.
Les jeunes nourrissent leur regard ainsi que leur esprit critique en échangeant avec les autres, en expliquant leurs choix de textes ou de positionnement des œuvres au sein de l’exposition.
Fanny Bourrillon a ensuite parlé de l’association Philomoos, et a présenté les ateliers philosophiques et créatifs proposés aux enfants, aux adolescent.e.s et aux adultes.. Un atelier philosophique n’est pas un cours mais est un réel moment de dialogue entre les membres du groupe. Cette volonté de dialoguer est représentée par la mise en cercle, qui implique le fait qu’il n’y a pas de hiérarchie : chacun.e est libre de s’exprimer sur le sujet annoncé. Même si le médiateur ou la médiatrice expose parfois l’idée d’un.e philosophe aux participant.e.s, cela n’est pas une manière de les guider, mais plutôt de les questionner et d’avoir leur avis sur une affirmation. L’intérêt de tels ateliers pour le public est de trouver des arguments et de les fonder afin d’expliquer leur raisonnement. Cela éveille l’esprit critique puisque les ateliers philosophiques permettent aussi de questionner les préjugés : parfois on pense quelque chose, mais en essayant de l’expliquer on se rend compte que l’argument qui porte cette thèse n’est pas solide.
Après le temps d’échange oral a lieu un temps créatif, ou chacun.e est invité.e à retranscrire sur le papier, grâce à des collages, des dessins ou des mots, ce qu’iel a tiré du débat philosophique. Cela permet également aux personnes qui n’auraient pas eu l’occasion de s’exprimer oralement de pouvoir le faire par le biais de la main et d’inscrire une trace sur le papier.
Arno Bertina s’est exprimé le dernier et a présenté le festival littéraire Hors Limites, organisé par les bibliothèques de Seine-Saint-Denis. Ce vaste département est à la fois très pauvre et très riche, et beaucoup de personnes d’origine étrangère y vivent. Arno Bertina se pose la question de la transmission : faut-il transmettre notre culture française à des personnes qui n’ont pas la même ? Selon lui, il y a quelque chose de très méprisant de la part des classes privilégiées, qui sont très souvent blanches et d’origine française, dans le fait que ces dernières vont penser pouvoir transmettre des outils à des personnes défavorisées par rapport à elles afin de leur permettre de réinterroger ce qu’on leur donne. En fait, les gens sont déjà par eux-mêmes capables d’esprit critique, et généralement, les personnes qui souffrent d’injustices le savent mieux qui quiconque. Ce que pointe du doigt Arno Bertina est que l’on ne peut pas transmettre notre esprit critique sans le questionner nous-même, et il faut accepter que la chose puisse se retourner contre nous (qu’une personne critique la manière dont on l’a accueillie dans le festival par exemple).
Dans le public, un bibliothécaire en bibliothèque universitaire ait intervenu pour recommander une bande-dessinée, il s’agit de L’Esprit critique, écrite par Isabelle Bauthian et illustrée par Gally.
Suzie Ferry
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Atelier de philosophie du 28 mai 2025 :
la tolérance
Classe de quatrième au collège La Rochefoucauld
Nous retrouvons ce jour-là, avec Angie et Anna, une classe de quatrième au collège La Rochefoucauld. Les élèves s’assoient en cercle sur les chaises et Anna commence par leur demander ce qu’est la philosophie. « C’est comme Molière et tout », répond l’un d’elleux. « Mais non, c’est Aristote », lui rétorque-t-on. Les philosophes réfléchissent à la vie. « La philosophie c’est l’étude des pensées. » Quelqu’un propose que la philosophie s’occupe des choses qui sont intéressantes. Mais est-ce que tout ce qui est intéressant est philosophique ? Non, l’intérêt suscité par une question ne fait pas que celle-ci est philosophique. Un élève avance : « La philosophie, c’est quand on pose des questions sur quand tu es mort, ou quand tu dors. » Et quelqu’un d’autre : « Il y a aussi le “je suis donc tu es”… Enfin non le “je pense donc je suis”. »
Anna demande aux élèves qui a été le premier philosophe. Aristote, Platon puis Socrate sont cités. Anna explique à la classe la méthode de la maïeutique de Socrate, qui se promenait dans les rues et qui posait des questions aux passants. Elle demande à la classe pourquoi il faisait cela. « Pour gagner des sous », répond l’un des élèves. Anna rectifie en disant qu’en faisant cela, Socrate faisait accoucher les esprits des gens. En leur posant des questions, il les amenait à penser par eux-mêmes.
Très rapidement, on passe à la seconde partie de la discussion, dont le sujet est la tolérance. Anna part de Kant pour ouvrir son propos. Kant se posait notamment une question : qu’est-ce que l’être humain ? « Les êtres humains sont des petits bonshommes dans l’univers. » « L’être humain est aussi un être vivant. »
Mais une élève répond qu’il y a d’autres êtres vivants sur Terre, cela ne nous caractérise donc pas entièrement.
« En revanche, on est les seuls êtres vivants qui peuvent penser par exemple à la mort. » Cette idée que la pensée nous serait réservée est intéressante. Est-ce que les animaux pensent, eux ? « Oui, si un chien veut manger, il va penser à manger. » C’est-à-dire que chez les animaux, la conséquence de la pensée serait forcément celle d’une action, et il n’y aurait pas de pensée pour elle-même. Quelqu’un dit « qu’on est les seul.e.s à avoir une vision globale du monde ». Au fur et à mesure, et grâce à la façon dont les guide Anna, les élèves en arrivent à affirmer que la pensée nous permet d’acquérir des connaissances. Mais les animaux aussi ont certaines connaissances du monde, et ces connaissances sont acquises grâce à l’expérience qu’ils font du monde.
Un élève dit alors « qu’on est supérieur aux autres animaux parce qu’on s’habille ». On peut se demander pourquoi cela constituerait une supériorité en soi. Peut-être parce qu’on a réussi à se créer des vêtements chauds pour nous protéger du froid. Mais aussi parce qu’on a honte de se montrer nu.e devant les autres. Nous sommes peut-être les seuls animaux qui avons conscience du regard que portent les autres sur nous-mêmes.
Helmuth Plessner, un philosophe et sociologue allemand, affirme que ce qui nous différencie des animaux est que l’on est excentré. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les élèves réfléchissent. « Nous on pense à plein de trucs alors qu’eux ne pensent qu’à survivre. » Le but de la vie animale ne serait rien d’autre que sa propre conservation, contrairement aux êtres humains. « Il y a aussi qu’on a une âme et pas les animaux. Donc on va au Paradis et pas eux. » Qu’est-ce qu’implique cette notion d’âme exactement ? Une élève reprend : « Quand tu as une âme, tu peux réfléchir sur ce qui est bon ou mal, c’est-à-dire que tu as une conscience. » On dresse ensuite une liste de ce qui nous distingue des animaux : le langage, la civilisation, le fait de se mettre debout et de savoir utiliser nos mains.
Quelqu’un dit qu’il existe des rapports de force entre les animaux : le lion mange la gazelle, et il ne se dit pas si ce qu’il fait est bon ou mauvais, il le fait parce que c’est dans sa nature de manger la gazelle. Il y a donc une forme d’inégalité chez les animaux. Au contraire, peut-on dire que tous les êtres humains sont égaux ?
« Normalement oui, mais en fait non. Dans la loi on est censé être toustes égaux.les, mais certaines personnes ont plus de privilèges. » Il y a donc des lois qui ont été établies pour faire en sorte que les êtres humains soient égaux, mais aussi pour qu’ils vivent en paix, parce que nous vivons en société. Anna cite Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme. » Selon lui, les êtres humains se méfient des autres, et donc cette idée de paix irait presque à l’encontre de sa nature même. Quelqu’un répond alors que la vie en société est essentielle en termes de confort et de sécurité, elle permet de faire des échanges, parce qu’on ne peut pas tout faire soi-même, elle permet de s’entraider. « Mais on pourrait très bien vivre chacun pour sa peau et juste le plus fort gagne », rétorque un élève. « Moi je pense qu’une société comme celle de Samuel ne va pas durer très longtemps, car on va finir par s’entretuer », lui répond-on.
On est différent.e.s des animaux, certes, mais des choses nous rassemblent en tant qu’êtres humains.
Qu’est-ce qui fait qu’on arrive à vivre toustes ensemble ? Anna demande aux élèves s’iels savent combien de pourcentage d’ADN nous avons toutes et tous en commun. Quelqu’un finit par dire le bon chiffre : 99%.
Ce qui nous différencie, ce sont les façons de penser, les caractères héréditaires, les caractères environnementaux, les goûts, le genre, etc. Au contraire, ce qui nous rassemble c’est notre langage, notre culture, notre corps qui est formé de la même façon. Mais alors, redemande Anna, qu’est-ce qui fait qu’on arrive à vivre ensemble ? Les élèves répondent qu’on arrive à vivre ensemble car il y a des gens qu’on apprécie, et dès notre plus jeune âge, on nous apprend les codes d’une société. Anna insiste : il y a un mot en particulier qui est très présent en ce moment et qui décrit le fait que l’on arrive à vivre ensemble. Le groupe comprend qu’il s’agit de la tolérance. Qu’est-ce que c’est ? « Tolérer c’est supporter, c’est accepter les autres mêmes s’iels ne sont pas comme nous. » « La tolérance, c’est l’acceptation d’un autre point de vue que le sien. » Quand on est tolérant, on essaie de trouver le côté positif dans la pensée des autres.
Anna finit en présentant le paradoxe de la tolérance énoncé par Karl Popper. La tolérance a des limites, et on ne peut pas tolérer l’intolérable. Un exemple est donné, celui du lancer de nains, qui était tolérer pendant longtemps mais qui ne l’est plus maintenant. Cet exemple fait beaucoup réagir les élèves qui répliquent que « cela peut être tolérable, ça dépend s’il est consentant ». Malheureusement, la discussion doit s’arrêter là puisque le groupe passe à la partie créative avec Angie. Chacun et chacune représente par des collages, des dessins, des mots, ce qui le ou la caractérise et ce qui signifie être tolérant.e.Une fois le temps d’échange oral terminé, Angie prend le relais et propose une activité créative aux enfants, pour qu’iels puissent exprimer leur vision de l’être humain et de la tolérance à travers des dessins, des collages et des mots écrits.
Suzie Ferry
"Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance."
— Karl Popper
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Atelier de philosophie du 21 mai 2025 :
l’être humain et la tolérance
Élèves de CM1/CM2 à la médiathèque de Levallois-Perret
Ce jour-là, c’est la première fois que je rencontre Anna. Elle travaille avec Philomoos depuis un an maintenant, et anime des ateliers philosophiques. Cette fois-ci, c’est donc elle qui intervient et je suis curieuse de voir quelle sera sa méthode par rapport à celle de Fanny.
Tout d’abord, les ateliers commencent tous de la même manière, que ce soit Fanny ou Anna. On demande aux participant.e.s s’iels savent ce qu’est la philosophie et comment iels pourraient la définir. Un enfant répond : « C’est une matière qui consiste à se poser des questions sur le monde. » Si c’est une matière, cela veut dire qu’on ne pratique la philosophie que dans le cadre scolaire, est-ce vraiment le cas ? Les enfants remarquent que non, puisqu’ici on fait aussi de la philosophie et qu’on est à la médiathèque. Anna ajoute que la philosophie se pratique en fait n’importe où. Elle explique que l’on fait cela depuis l’Antiquité et elle demande si quelqu’un connaît le premier philosophe. Un des garçons du groupe suggère Platon. Anna lui répond que Platon était en effet un ami du philosophe auquel elle pense, mais qu’il ne s’agit pas du premier. Le premier philosophe connu, c’est Socrate, et sa manière de philosopher est très différente de celle que l’on peut connaître aujourd’hui à l’école, et que les enfants rencontreront quand iels seront au lycée. En effet, explique Anna, Socrate se promène dans les rues et pose des questions aux gens : qu’est-ce que la liberté ? l’amour ? la justice ? Socrate aide les gens à faire accoucher leurs pensées en leur posant toutes ces questions.
La philosophie consiste donc à se poser des questions, mais est-ce que toute question est philosophique ?
Les enfants donnent des exemples : « Combien de temps vit un dauphin ? Ce n’est pas une question de philosophie parce que ce n’est pas intéressant. » Anna propose plutôt une autre définition, cette question n’est pas philosophique mais plutôt scientifique. Ce n’est pas parce que ce n’est pas intéressant que cette question n’est pas philosophique, mais parce que l’on peut connaître la durée de vie d’un dauphin en les étudiant. On pose alors le problème dans l’autre sens : quel genre de questions pourrait être philosophique ? Les enfants en suggèrent différentes : « C’est quoi ton manga préféré ? » « T’aimes les sardines ? » « Comment allez-vous ? » Jusqu’à ce que l’un d’elleux dise : « Qu’y a-t-il après la mort ? » Effectivement, cette question est philosophique, contrairement à toutes les autres qui ont été citées. Je me rends compte que les enfants ont en fait du mal à saisir ce qui fait qu’une question est philosophique et pas une autre. Anna leur explique que la philosophie pose des questions auxquelles il n’y a pas de réponse claire. Par exemple, personne ne sait ce qu’il y a après la mort, on ne peut que faire des suggestions. Contrairement à la science, qui pose des résultats précis, la philosophie met en lumière les interrogations existentielles auxquelles on ne peut pas répondre de manière définitive, ou alors auxquelles on peut suggérer plusieurs réponses.
Maintenant que les enfants savent ce qu’est la philosophie, on peut entrer dans le vif du sujet et aborder la thématique du jour : l’être humain et la tolérance. Anna commence par demander ce qu’est un être humain. Raphaël répond : « C’est un singe. » Il tente de s’expliquer en avançant que le singe tient sur ses pattes puis évolue en humain. Anna saisie cette notion d’évolution pour tenter de faire distinguer aux enfants le singe de l’être humain. On essaie de savoir ce que ce dernier a comme évolution que le singe n’a pas. Les enfants répondent : le sport, le travail (mais seulement le travail avec les ordinateurs, c’est-à-dire la technologie), l’école, le cinéma (la culture en général suggère Anna), les maisons, la cuisine, etc. Il y a donc beaucoup de choses qui nous distinguent du singe, mais qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Le groupe pense que notre corps est particulier, ainsi que nos sens et nos expressions.
Petit à petit, Anna tente d’amener les enfants à réfléchir sur la notion de tolérance, elle introduit le sujet en leur demandant s’iels savent combien de pourcentage d’ADN on a toustes en commun. Personne n’a la bonne réponse, jusqu’à ce que l’intervenante nous dise que les êtres humains, partout dans le monde, ont 99% d’ADN en commun. Les enfants n’en reviennent pas, c’est énorme ! Et pourtant, continue Anna, malgré notre proximité et notre ressemblance, il y a des guerres dans le monde, pourquoi ? « Parce qu’il y a des présidents qui ne s’aiment pas. » Quelqu’un d’autre prolonge : « Il peut y avoir des guerres de religion, des désaccords entre deux pays. »
Il peut y avoir des guerres pour différentes raisons, mais heureusement la plupart du temps, il n’y en a pas, pourquoi ? « Parce qu’on n’a pas envie de mourir et qu’on préfère rester en paix. »
Pour amener les enfants à la notion de tolérance, Anna leur demande s’iels savent faire la différence entre le vrai et le faux d’une part, et le bon et le mauvais d’autre part. Un des garçons du groupe donne un exemple pour essayer de définir ces deux notions : « Si je dis que je m’appelle Alexandre, c’est vrai, mais ce n’est pas bon parce qu’il existe d’autres prénoms qui ne sont pas forcément mauvais. » En effet, ce n’est pas parce qu’une chose est vraie qu’elle est forcément bonne. Au contraire, on choisit de vivre ensemble même si on n’est pas toustes pareil.le.s. Ce n’est pas parce qu’une personne a un autre nom qu’Alexandre que je vais me mettre à lui faire la guerre. On parle alors d’égalité. Mais qu’est-ce que l’égalité ? Les enfants disent que l’égalité, c’est lorsque tout le monde est égal, c’est-à-dire qu’on est toustes pareil.le.s, et qu’on a toustes les mêmes droits. « Parfois on est ami avec des gens qui ne sont pas comme nous, qui n’ont pas la même couleur de peau, mais on les aime parce qu’on n’est pas raciste. »
Anna saisit cette remarque : si quelqu’un décide de ne pas être ami avec les personnes qui n’ont pas la même couleur de peau que lui, qu’est-ce que cela veut dire ? Un des enfants dit : « C’est comme si on était intolérant en fait. » Le mot a donc enfin été amené par un enfant lui-même. Le groupe explique que l’intolérance, c’est quand on n’accepte pas quelque chose, alors qu’au contraire si on est tolérant, on veut bien que telle personne soit comme ça ou alors qu’elle fasse ça, etc. Un des enfants parle aussi de l’intolérance alimentaire, qui est le rejet d’un aliment par notre corps. Ce n’est pas tout à fait la même chose que l’intolérance dont nous parlons ici, mais ça illustre bien le propos. En effet, on peut retrouver le même système dans la société, puisque l’intolérance peut mener au rejet, comme le racisme.
À ce moment de la discussion, Anna cite Popper et explique au groupe que ce dernier a exposé le paradoxe de la tolérance en énonçant qu’on ne peut pas accepter les personnes intolérantes. Il y a donc une limite à la tolérance.
Comment être tolérant.e ? Anna parle de Jacqueline de Romilly et du travail qu’elle a fait sur la douceur. L’une des manières d’arriver à la tolérance serait d’être doux.ce. Qu’est-ce que la douceur ? « Être doux, c’est quand on est calme, très zen. » C’est aussi « être gentil, attentionné, prudent », dit un autre enfant. Romilly dit qu’être doux.ce, c’est accueillir et accepter la souffrance de l’autre. Certaines personnes du groupe trouvent que cela est facile, tandis que d’autres estiment qu’il est difficile de comprendre et de ressentir la même chose. Mais il ne s’agit pas de ressentir la même chose, il s’agit d’accepter la souffrance, de faire d’elle une émotion légitime même si on ne la ressent pas nous-même pour autant.
Enfin, Anna propose de terminer ce temps de discussion par un petit jeu : chacun et chacune doit choisir une couleur, un lieu et une activité qui lui plaisent. Il y a beaucoup de bleu, de rouge et de rose, mais les lieux divergent (Paris, Tokyo, Marrakech) ainsi que les activités (le football, le badminton, l’athlétisme). On voit que même si tout le monde a ses propres préférences, on arrive à vivre ensemble, à bien s’entendre et même à se nourrir les un.e.s des autres.
Une fois le temps d’échange oral terminé, Angie prend le relais et propose une activité créative aux enfants, pour qu’iels puissent exprimer leur vision de l’être humain et de la tolérance à travers des dessins, des collages et des mots écrits.
Suzie Ferry
La discorde est le plus grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède.
— Albert Einstein
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Atelier de philosophie du 14 mai 2025 : l’imagination
Élèves de CE1/CE2 à la médiathèque de Levallois-Perret
Une quinzaine d’enfants entre dans la petite salle dans laquelle Fanny et Angie se sont installées pour animer l’atelier qui portera aujourd’hui sur l’imagination. Les enfants, venu.e.s en ce mercredi après-midi du centre aéré, ont entre sept et huit ans.
Ils prennent place face à Fanny, qui commence par leur demander s’iels ont déjà entendu parler de la philosophie et ce que c’est. « C’est quand on pose une question », répond l’un d’elleux. Effectivement, la philosophie pose des questions. Elle est apparue il y a très longtemps, dès l’Antiquité, on faisait de la philosophie. Peut-être que si l’on revenait à son étymologie, on comprendrait mieux le sens de ce mot. En grec, « philosophie » veut dire « amour de la sagesse », qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier ? Les enfants répondent : « c’est quand on aime faire plaisir, être gentil » et « c’est quand on est calme ». Bien sûr, quand on demande à un.e enfant d’être sage, on lui demande de rester calme, mais dans l’expression « amour de la sagesse » on entend la sagesse plutôt comme une forme de savoir. La philosophie, c’est donc l’amour du savoir, l’amour de la découverte, de la curiosité, et donc d’une certaine manière l’amour des questions.
Fanny demande si les enfants ont des exemples de questions que pourrait poser un ou une philosophe. « Comment on fait pour aller sur la Lune ? » « Est-ce que la Terre est ronde ou plate ? » « Qu’est-ce qu’il y a après la mort ? » Cette dernière question est intéressante car elle est différente des autres. En effet, « on ne peut pas savoir la réponse », dit une petite fille. Fanny explique qu’il y a une différence entre la démarche scientifique (on peut expliquer comment aller sur la Lune ou on peut prouver que la Terre est ronde par l’utilisation d’outils) et la philosophie (qui pose des questions auxquelles il n’y a pas de réponses claires, il n’y a pas de démonstration incontestable possible).
La mention de la mort appelle celle de la religion et des différentes fêtes qui peuvent célébrer la mort à travers le monde. En France, la mort est un événement particulièrement triste et sombre, mais ce n’est pas le cas partout dans le monde, comme au Mexique par exemple, où la fête des morts est un événement au contraire joyeux. Fanny mentionne le film d’animation Coco, et demande aux enfants s’iels le connaissent. L’une d’elleux, Joséphine s’exclame « oui ! » d’un air complètement excité.
Petit à petit, on passe à la thématique qui nous intéresse et qui est celle de l’imagination. Qu’est-ce que c’est ? « On imagine quelque chose qui serait peut-être impossible. » « C’est un truc qu’on imagine dans notre tête. » Il est drôle de remarquer que les enfants essaient toujours de définir un mot par l’action qu’il implique, leur parole est très concrète. Un petit garçon parle ensuite des cauchemars, et on se demande alors quelle différence on peut faire entre le rêve et l’imagination, car ce n’est pas tout à fait la même chose. Les enfants ont conscience que lorsqu’on rêve on dort, tandis que lorsqu’on imagine, on ne dort pas vraiment. Mais qu’est-ce qui distingue le fait de rêver et d’imaginer ? Parfois, dans la journée, on peut rêvasser. En quoi cela est-il distinct du fait de rêver la nuit ? Adam avance : « La nuit on rêve pour ne pas s’ennuyer, et le jour on rêve parce qu’on s’ennuie. » L’imagination permet de s’évader, c’est-à-dire de « s’échapper de la vraie vie », disent les enfants. « Comment pourrait-on appeler la vraie vie ? », demande Fanny. Raphaël répond qu’on pourrait l’appeler « prison ».
Selon Baudelaire, si on n’avait pas d’imagination, notre esprit ne serait capable de rien faire d’autre. Que fait-on grâce à notre esprit ? « On réfléchit, on parle, on écrit, on contrôle le corps, on pense. » Comme dans tous les ateliers que j’ai suivis depuis le début de mon stage, Fanny s’arrête sur deux mots : la pensée et la réflexion. Toutes les deux ont été citées, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. « Quand on réfléchit, on réfléchit sur la même histoire », dit un enfant. D’une certaine manière, la pensée est plus proche du rêve que de la réflexion, puisque quand on pense, on laisse notre esprit divaguer. L’origine du mot « rêve » vient effectivement du mot « vagabonder ». Une élève dit que « quand on rêve, on part quelque part. » Fanny recentre la discussion sur le propos de Baudelaire : pourquoi sans imagination on ne pourrait rien faire ? Les enfants expliquent que pour parler, par exemple, il faut réfléchir à ce qu’on va dire, c’est-à-dire que l’on imagine ce qu’on va dire. L’imagination est donc création, et elle nous permet de vivre.
Fanny invite ensuite les enfants à réfléchir sur la vue. Souvent, on a davantage peur quand on est plongé dans le noir que lorsqu’on voit tout en plein jour. Si on était seul.e la nuit dans une forêt, de quoi aurions-nous peur ? « Des animaux, des formes, de se cogner contre un arbre, d’être seul.e, de se perdre », répondent les enfants. Les yeux jouent un rôle central dans le processus imaginatif, et on se rend compte que l’imagination travaille plus quand on ne voit pas. Fanny propose aux enfants un petit exercice : elle leur demande de fermer les yeux et leur décrit une scène toute simple, un chemin dans la campagne et un arbre dans le paysage. Au moment de rouvrir les yeux, l’une des enfants dit qu’elle a vu un pommier, et « des oiseaux qui faisaient une chorale ». On se rend compte que chacun et chacune a vu des choses différentes, et que l’imagination est particulièrement riche, car bien que la même histoire ait été racontée à toustes, les enfants ont une expérience unique de cette scène.
Un garçon dit : « L’imagination c’est la liberté, parce qu’il n’y a pas de limites. » Est-ce vraiment le cas ? Est-ce qu’on peut dire que l’imagination est illimitée ? Par exemple, peut-on essayer d’imaginer une couleur qui n’existe pas ? Joséphine répond en fermant les yeux : « Je vois du grisé. » Mais elle se rend compte ensuite qu’elle part d’une couleur déjà existante. L’imagination n’est pas illimitée, car on part toujours de la réalité pour imaginer quelque chose. De la même manière, on n’arrive pas à imaginer le rien (qui n’est pas la même chose que le vide).
Après cet échange philosophique, les enfants passent à l’atelier créatif avec Angie. Iels sont invité.e.s à coller, écrire, dessiner sur une feuille ce que signifie pour eux l’imagination. Tous et toutes sont très inspiré.e.s et repartent à la fin de la séance avec leur création.
Suzie Ferry
“L’imagination est plus importante que le savoir.”
— Albert Einstein
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Atelier de philosophie du 13 mai 2025 : faire corps
Classe de terminale STMG au musée Rodin
Nous retrouvons à l’entrée du musée Rodin la professeure d’économie et gestion et le professeur de philosophie qui accompagnent la classe de terminale qui participera aujourd’hui à l’atelier philosophique ayant la thématique suivante : faire corps. Les élèves ne sont pas nombreux.ses et beaucoup ont décidé de ne pas venir, iels sont dix-neuf au total, mais finalement cela ne peut leur être que profitable. Fanny explique aux deux accompagnant.e.s que l’on divisera la classe en deux groupes, l’un des deux attendra dans les jardins pendant que l’autre fera l’atelier dans le musée, puis inversement. La professeure d’éco/gestion s’empresse de diviser la classe en deux, et dit elle-même qu’elle suivra le premier groupe (composé majoritairement de filles), qui est le plus calme et qui est celui qui commencera la visite, tandis que le professeur de philosophie attendra dans les jardins avec le second. La répartition est surprenante et un peu étrange, et en effet, le premier groupe s’avère être beaucoup plus calme et attentif que le second, même si toustes les élèves ont eu l’air intéressé.e.s. Le second groupe ayant attendu une heure dans les jardins, il est peut-être plus dur pour les élèves de se concentrer pleinement après, d’autant plus qu’il fait particulièrement chaud dans le musée et que l’on entend quelques conversations dans les pièces, le bruit perturbant davantage l’écoute.
On s’arrête devant une première œuvre qui est celle du Penseur. Fanny commence en demandant ce qui indique que l’homme représenté est en train de penser. Les élèves répondent qu’il a une posture tendue, dans son corps, mais aussi sur les traits de son visage puisque ses sourcils sont froncés. L’une des élèves dit qu’« il se creuse la tête ». On se questionne alors sur son état d’esprit, quel est-il ? Le groupe mentionne le dégoût, la tristesse, la frustration, la colère. Fanny explique que le premier titre de l’œuvre était Le Poète, Rodin ayant pensé à Dante en le sculptant. En effet, en regardant la statue on peut avoir le sentiment que le poète réfléchit à ses vers, d’autant plus que Dante est lui-même l’auteur d’une œuvre tourmentée, La Divine comédie, ce qui peut expliquer l’expression de son visage et cette tension ressentie dans tout son corps. Quelle différence peut-on faire entre penser et réfléchir ? « Penser c’est plus dans le rêve. La réflexion c’est orienté, on sait ce à quoi on va réfléchir. »
Fanny pose la question de la nudité : pourquoi Rodin représente-t-il des corps nus plutôt qu’habillés ? « Parce que c’est plus simple », est la première réponse. Pourtant, il n’est pas toujours évident de sculpter les détails du corps humain. Une autre élève dit que « c’est plus sincère ». En effet, il y a une forme de sincérité dans la nudité, puisque l’on ne peut pas se cacher derrière des vêtements. Si les corps sont plus sincères quand ils sont nus, peut-on dire qu’émane d’eux une forme de vérité ? Et si oui, pourrait-on faire une différence entre une vérité qui serait extérieure et une autre qui serait intérieure ? Fanny demande : « comment concevez-vous le corps ? ». L’enseignante répond qu’elle le conçoit comme un véhicule. Effectivement, pendant longtemps, la tradition philosophique a considéré le corps comme un navire. Mais s’il y a un navire… « c’est qu’il y a aussi un pilote, le cerveau », termine une élève. Le corps et le cerveau (que l’on désignait autrefois plutôt par « esprit » ou « âme ») sont-ils connectés ? La question mérite d’être posée puisque dans le cas du Penseur, on voit vraiment le tourment de la pensée inscrit sur son corps. On pourrait parler d’une vérité de caractère.
On s’arrête devant une deuxième statue qui est L’Âge d’Airain. Fanny demande de décrire la sculpture. Il s’agit d’un homme qui semble s’admirer, on a l’impression qu’il a confiance en lui. Les deux groupes parlent d’un caractère hautain. « Il kiffe sa vie », dit un élève. Sa posture paraît indiquer qu’il vient de se réveiller, il a les yeux fermés et son visage semble soulagé. Quelles émotions peut-on mentionner ? Ou comment caractériser son attitude ? « Par le bonheur », répond une élève. Une autre mentionne la joie, ce qui n’est pas tout à fait exact, puisque la joie serait peut-être représentée de façon plus explosive. Fanny dit que l’on peut aussi parler d’attitude érotique ou sensuelle. Un élève ajoute : « On dirait une fille. » En effet, le modèle est androgyne, dans les traits mais aussi dans la posture. L’homme ne répond pas aux critères de virilité qui sont attendus dans la société. On peut dire que cette statue représente la figure de la liberté corporelle.
Un des temps forts de cet atelier a aussi été celui du mensonge dans l’art. Rodin tend à représenter la vérité à travers ses sculptures, que ce soit à travers une vieille femme ou la physionomie de Balzac, qu’il a représenté tel qu’il était vraiment, c’est-à-dire en embonpoint. Qu’est-ce que mentir en art ? « Changer », répond une élève. Rodin montre effectivement le corps comme une matière brute. Les élèves remarquent que Balzac n’est pas élégant et que « son ventre est énorme ». Si la sculpture de Rodin a choqué à son époque, c’est qu’il n’a pas voulu enjoliver ce qu’il voyait, et a voulu représenter la réalité la plus exacte possible.
Les deux groupes n’ont pas fini la visite tout à fait de la même manière, mais la conclusion se rejoint. Le premier s’est arrêté devant La Méditation, une sculpture qui ne paraît pas tout à fait achevée. Le second groupe a admiré dans la dernière salle la collection de sculptures de Rodin. Pour la plupart, il s’agit uniquement de fragments.
Que ce soit dans l’œuvre de Rodin ou dans cette collection de fragments, les élèves se rendent compte que l’on n'a pas besoin de l’entièreté de la statue pour comprendre l’intention de l’artiste. La vérité du corps réside dans le détail : une tête penchée, une main serrée, une jambe élancée…
Suzie Ferry
“ Nul ne sait ce que peut le corps ”
— Baruch Spinoza
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Atelier de philosophie du 12 mai 2025 :
la tolérance
Classe de seconde au lycée Jules Ferry
Les élèves de seconde qui composent la classe que l’on retrouve aujourd’hui sont assez nombreux.ses : trente-six au total.
Le cercle est large et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il doit être impressionnant de se retrouver face à tous.tes ces adolescent.e.s. Mais, dès le début, l’ambiance semble assez bonne et amicale entre chacun et chacune.
L’échange oral commence par une question posée par Fanny : avez-vous déjà entendu parler de la philosophie et qu’en savez-vous ? Un élève répond que la philosophie est un travail sur la réflexion. Mais qu’est-ce que la réflexion exactement ? En quoi diffère-t-elle du fait de penser ? Le groupe met en lumière un point qui lui semble essentiel : dans le fait de réfléchir, il y a la notion de temps, c'est-à-dire que l’on prend le temps de la réflexion. D’une certaine manière, la temporalité comprise dans la réflexion appelle la notion de rationalité : si l’on prend le temps de réfléchir, c’est que l’on veut prendre la décision la plus rationnelle possible. Or la prise de décision correspond à l’agir : finalement, c’est la réflexion en amont qui va nous permettre d’agir. Mais quelle différence peut-on faire entre une décision rationnelle et une décision irrationnelle ? Cette dernière est celle qui va à l’encontre de la raison. L’irrationnel vient avec une pulsion et engendre souvent des conséquences inattendues puisque l’on n’a justement pas réfléchi à ce que l’acte irrationnel pourrait provoquer. Une élève intervient : « En fait, on prend le temps de la réflexion quand il y a un dilemme. » Fanny lui demande alors quelle différence elle fait entre un choix et un dilemme. L’élève répond en donnant un exemple : un choix, c’est lorsque les deux options me plaisent (j’aime autant courir que manger un gâteau au chocolat), tandis que dans le dilemme, aucune des deux options ne me convient vraiment (si je n’aime pas faire de sport, il sera difficile pour moi de choisir entre courir ou faire du tennis).
Fanny essaie de recentrer l’échange et demande au groupe quels sont les grands types de question philosophique.
On répond : le monde, l’amour, la vie, l’existence, la guerre, la mort, le temps, les conséquences, la justice. Une des réponses va permettre l’entrée en matière du thème d’aujourd’hui, la tolérance. En effet, un des élèves a mentionné la guerre, mais pourquoi les philosophes (qui ne sont pas nécessairement politicien.ne.s), se sont-iels intéressé.e.s à la guerre ? Si les philosophes ont pu parler de la guerre, c’est qu’iels se sont intéressé.e.s à son origine : pourquoi la guerre ? Peut-on la justifier ? De là découle la question du mal : quelle est l’origine de la violence ? Provient-elle de la nature humaine ou de la culture propre à chaque société ? Fanny décide de faire un sondage à main levée : la violence est-elle propre à l’humain.e ou est-elle culturelle ? Les avis sont mitigés, mais la réflexion d’une élève apporte un nouvel éclairage : parfois, la violence animale est justifiée, mais il ne s’agit pas pour autant de guerre. La violence animale relève de l’instinct, il y a donc bien une forme de violence innée chez les animaux (peut-être aussi chez les humain.e.s ?), mais elle n’est pas nécessairement mauvaise.
Mais Fanny ajoute que l’on a aussi constaté que certaines espèces animales cherchaient à en tuer d’autres sans aucune raison : est-ce mal dans ce cas-là ?
Une nouvelle question est alors amenée par l’animatrice de l’échange : quelle est la différence entre une guerre et un génocide ?
Les élèves répondent que dans une guerre, les deux pays ont choisi de s’affronter, tandis que dans un génocide, le peuple subit l’extermination.
On arrive finalement au cœur du sujet : est-on plus libre à mesure que l’on est plus tolérant ? L’interrogation parait déstabiliser la classe. On essaie alors de mettre des mots sur les deux grandes notions qui composent cette question. D’abord, qu’est-ce que veut dire « être libre » ? Un élève avance que l’on est plus libre lorsque l’on peut faire plus de choses, ou que l’on peut faire ce que l’on veut. Mais ceci étant dit, « faire ce que l’on veut » dépend aussi du contexte : en étant élève, je ne peux pas faire ce que je veux dans une salle de classe, par exemple je ne peux pas quitter le cours. Mais une autre élève ajoute que la liberté dépend aussi des personnes, puisque la liberté de quelqu’un ne peut pas enfreindre le respect des autres personnes qui m’entourent. Fanny suggère alors : « Si j’étais sur une île déserte, je serais donc libre ? ». La réponse est unanime : non, car on est limité par l’espace ! Fanny continue en mobilisant Platon : même dans la plus grande liberté, il nous reste des besoins corporels, d’une certaine manière le corps nous tient donc en esclavage. On est alors en droit de se demander si la liberté absolue existe. Pourtant, un philosophe comme Sartre a affirmé que nous étions condamné.e.s à être libre. « Et vous, vous sentez-vous libres ? » demande Fanny. La réponse commune est non.
On passe ensuite à la notion suivante, qui est celle de la tolérance. En discutant, les élèves concluent que tolérer, c’est accepter des choses, que nous les partagions ou pas. Fanny mentionne le paradoxe de la tolérance et demande au groupe de définir le terme de paradoxe. Une des élèves avance que dans un paradoxe, il y a une faille, c'est-à-dire qu’il y a quelque chose qui détruit la chose. Fanny énonce alors le paradoxe de la tolérance tel qu’il est défini par Voltaire : on ne peut pas tolérer l’intolérance.
La tolérance n’est donc pas absolue, elle n’est pas illimitée. En effet, si on se met à tolérer l’intolérance, alors la tolérance est vouée à disparaître. Une élève ajoute que ce qui est intolérable est ce qui nuit à l’être humain, ou plutôt la société. Cette mention de la société est intéressante, puisqu’elle met en lumière le fait de vivre ensemble, de faire corps. Comment vivre ensemble pour faire en sorte que ce soit tenable ?
Une autre distinction est ensuite faite entre la tolérance et la solidarité. Dans cette dernière, il y a le fait de lutter ensemble pour quelque chose, d’être soudé. Dans la solidarité, il y a une forme de contrat autour de la même idéologie (ce qui n’est pas le cas dans la tolérance, puisque l’on peut tolérer une pratique sans forcément la pratiquer soi-même). Fanny demande ce qu’est une idéologie, et en quoi elle diffère d’une idée. « Une idéologie est une vision du monde, une manière de penser. » Fanny complète en disant qu’une idéologie est une idée de ce que devrait être l’espèce humaine, comme cela a été le cas dans le nazisme, ou comme cela est actuellement le cas dans le transhumanisme.
L’échange se termine sur un exemple d’intolérance qui est celui de la discrimination raciale. Un élève affirme que l’on ne devrait pas parler de racisme mais d’ethnophobie. Fanny conclut en mobilisant Toni Morrison, qui estime qu’à l’origine du racisme, il y a la peur de l’étranger en soi-même. Un élève ajoute qu’il s’agit d’une forme de peur de l’inconnu.
Suzie Ferry
« Il n'y a qu'une race humaine - scientifiquement, anthropologiquement. Le racisme est une construction, une construction sociale... il a une fonction sociale, le racisme.. »
— Toni Morrison